Le liquidateur face à l’avocat du liquidé : un duel juridique complexe

Dans l’arène judiciaire des procédures collectives, la confrontation entre le liquidateur et l’avocat du débiteur liquidé révèle des enjeux juridiques souvent méconnus. Cette relation triangulaire impliquant le liquidateur, l’avocat et le débiteur s’avère être un terrain fertile pour des contentieux aux implications considérables. Les tribunaux français ont progressivement établi une jurisprudence nuancée sur la responsabilité de l’avocat dans ce contexte particulier, où se mêlent devoir de conseil, obligation de loyauté et protection des intérêts des créanciers. Décryptage d’un face-à-face juridique aux multiples facettes.

Les fondements juridiques de l’action du liquidateur contre l’avocat

Le liquidateur judiciaire dispose d’une mission clairement définie par le Code de commerce : représenter les créanciers et réaliser les actifs du débiteur en vue d’apurer le passif. Cette mission l’autorise à rechercher la responsabilité de tiers ayant contribué à l’aggravation du passif ou à la diminution de l’actif du débiteur. Dans ce cadre, l’action contre l’avocat du débiteur s’inscrit dans une logique de reconstitution de l’actif disponible pour les créanciers.

Le fondement juridique principal repose sur l’article 1240 du Code civil (anciennement 1382) relatif à la responsabilité délictuelle. Pour engager la responsabilité de l’avocat, le liquidateur doit démontrer trois éléments cumulatifs : une faute commise par l’avocat, un préjudice subi par les créanciers (et non par le débiteur lui-même), et un lien de causalité entre cette faute et ce préjudice.

La Cour de cassation a précisé les contours de cette action dans plusieurs arrêts déterminants. Ainsi, dans un arrêt du 3 février 2015, la chambre commerciale a confirmé que le liquidateur peut agir contre l’avocat du débiteur lorsque celui-ci a commis une faute ayant contribué à l’aggravation du passif, au détriment de la collectivité des créanciers.

Il convient toutefois de distinguer cette action de celle que pourrait exercer le débiteur lui-même contre son avocat sur le fondement de la responsabilité contractuelle. Le liquidateur n’agit pas comme représentant du débiteur dans ce contexte, mais bien au nom de l’intérêt collectif des créanciers. Cette distinction fondamentale a été rappelée par la Cour de cassation dans un arrêt du 16 décembre 2014, où elle précise que « le liquidateur n’a pas qualité pour exercer une action en responsabilité contractuelle appartenant au débiteur contre son avocat ».

La prescription applicable à cette action est celle de droit commun en matière délictuelle, soit cinq ans à compter de la connaissance du dommage ou de la date à laquelle il aurait dû être connu, conformément à l’article 2224 du Code civil. Cette prescription peut toutefois être interrompue par différents actes, comme une mise en demeure ou une assignation.

Les spécificités procédurales de l’action du liquidateur

Sur le plan procédural, l’action du liquidateur contre l’avocat présente plusieurs particularités. D’abord, le liquidateur doit obtenir l’autorisation préalable du juge-commissaire pour engager cette action, conformément à l’article L. 641-9 du Code de commerce. Cette autorisation constitue une condition de recevabilité de l’action.

Ensuite, la compétence juridictionnelle pour connaître de cette action appartient au tribunal de commerce si l’action est dirigée contre un avocat dans le cadre d’un mandat ad hoc ou d’une conciliation, mais relève du tribunal judiciaire s’il s’agit d’une action en responsabilité professionnelle classique contre l’avocat.

Enfin, le liquidateur doit respecter les règles déontologiques applicables aux avocats, notamment le secret professionnel. La Cour de cassation a d’ailleurs rappelé dans un arrêt du 5 juillet 2018 que le secret professionnel ne peut être levé que dans les conditions strictement prévues par la loi.

Les fautes susceptibles d’engager la responsabilité de l’avocat

La responsabilité de l’avocat du débiteur peut être recherchée par le liquidateur judiciaire pour différents types de fautes commises dans l’exercice de ses fonctions. Ces manquements s’apprécient au regard des obligations professionnelles qui incombent à l’avocat.

Le premier type de faute concerne les manquements au devoir de conseil. L’avocat est tenu d’informer son client sur les conséquences juridiques de ses actes et de l’alerter sur les risques encourus. Dans le contexte d’une entreprise en difficulté, cette obligation prend une dimension particulière. Ainsi, l’avocat qui n’aurait pas conseillé à son client de déclarer sa cessation des paiements dans le délai légal de 45 jours pourrait voir sa responsabilité engagée si cette omission a conduit à une aggravation du passif. De même, l’avocat qui aurait encouragé son client à poursuivre une activité manifestement déficitaire, sans l’alerter sur les risques d’aggravation du passif, pourrait être tenu responsable du préjudice causé aux créanciers.

Le deuxième type de faute concerne la participation à des actes frauduleux. L’avocat qui aide sciemment son client à organiser son insolvabilité ou à dissimuler des actifs commet une faute grave susceptible d’engager sa responsabilité. La jurisprudence s’est montrée particulièrement sévère dans ces cas, considérant que l’avocat ne peut se retrancher derrière son devoir de défense pour justifier sa participation à des manœuvres frauduleuses. Dans un arrêt du 14 janvier 2016, la Cour de cassation a ainsi confirmé la condamnation d’un avocat qui avait aidé son client à transférer des actifs à l’étranger peu avant l’ouverture d’une procédure collective.

Le troisième type de faute concerne les erreurs dans la conduite des procédures. L’avocat qui commet des négligences dans la gestion des dossiers de son client, qui laisse passer des délais de recours ou qui commet des erreurs procédurales peut voir sa responsabilité engagée si ces manquements ont causé un préjudice aux créanciers. Par exemple, dans un arrêt du 28 mars 2018, la Cour de cassation a confirmé la responsabilité d’un avocat qui n’avait pas formé un pourvoi en cassation dans les délais, privant ainsi son client d’une chance de voir réformer une décision défavorable.

Enfin, le quatrième type de faute concerne les manquements à l’obligation de loyauté. L’avocat est tenu d’agir avec loyauté envers son client, mais aussi envers les tiers. Il ne peut donc pas conseiller à son client d’adopter des comportements contraires à la loi ou à l’éthique des affaires. La jurisprudence considère que l’avocat qui incite son client à adopter des stratégies dilatoires ou à dissimuler des informations aux organes de la procédure collective commet une faute susceptible d’engager sa responsabilité.

L’appréciation des fautes par les tribunaux

Les tribunaux apprécient les fautes de l’avocat avec une certaine rigueur, mais en tenant compte des spécificités de la profession. Ils distinguent notamment entre le simple conseil juridique et l’incitation active à commettre des actes préjudiciables aux créanciers.

Ainsi, dans un arrêt du 9 juillet 2019, la Cour de cassation a précisé que « l’avocat n’est pas tenu de dénoncer les agissements de son client, mais il ne doit pas pour autant l’aider à commettre des actes contraires à la loi ». Cette nuance est essentielle pour comprendre l’étendue de la responsabilité de l’avocat dans le contexte des procédures collectives.

De même, les tribunaux tiennent compte de la connaissance qu’avait l’avocat de la situation financière réelle de son client. Un avocat qui intervient ponctuellement, sans avoir une vision complète de la situation de l’entreprise, ne sera pas tenu aux mêmes obligations qu’un avocat qui suit régulièrement les affaires de son client et connaît précisément sa situation financière.

Les moyens de défense de l’avocat face à l’action du liquidateur

Face à une action en responsabilité initiée par un liquidateur judiciaire, l’avocat du débiteur dispose de plusieurs moyens de défense pour contester sa responsabilité ou en limiter la portée.

Le premier moyen de défense consiste à contester l’existence même d’une faute. L’avocat peut soutenir qu’il a respecté ses obligations professionnelles et que les conseils prodigués à son client étaient conformes aux règles de l’art. Il peut également arguer qu’il n’a fait que présenter à son client les différentes options juridiques possibles, sans l’inciter à choisir celle qui s’est révélée préjudiciable aux créanciers. Dans un arrêt du 7 mai 2017, la Cour d’appel de Paris a ainsi écarté la responsabilité d’un avocat qui avait simplement exposé à son client les conséquences juridiques de différentes stratégies, sans l’inciter à adopter celle qui s’est révélée préjudiciable.

Le deuxième moyen de défense consiste à contester le lien de causalité entre la faute alléguée et le préjudice subi par les créanciers. L’avocat peut soutenir que le préjudice aurait été subi même en l’absence de la faute qui lui est reprochée, ou que d’autres facteurs ont contribué de manière plus déterminante à la réalisation du dommage. Dans un arrêt du 12 novembre 2016, la Cour d’appel de Lyon a ainsi écarté la responsabilité d’un avocat en considérant que l’aggravation du passif résultait principalement des choix de gestion du dirigeant et non des conseils prodigués par l’avocat.

Le troisième moyen de défense consiste à invoquer le secret professionnel. L’avocat est tenu au secret professionnel, qui couvre l’ensemble des informations qu’il reçoit de son client. Ce secret ne peut être levé que dans des cas exceptionnels, notamment lorsque l’avocat doit assurer sa propre défense face à une action en responsabilité. Toutefois, cette levée du secret est limitée à ce qui est strictement nécessaire pour sa défense. Dans un arrêt du 3 avril 2019, la Cour de cassation a précisé que « l’avocat ne peut divulguer les informations couvertes par le secret professionnel que dans la stricte mesure nécessaire à l’exercice de ses droits de la défense ».

Le quatrième moyen de défense consiste à contester la qualité à agir du liquidateur. L’avocat peut soutenir que le préjudice allégué a été subi par le débiteur lui-même et non par la collectivité des créanciers, ce qui priverait le liquidateur de sa qualité à agir. Dans un arrêt du 22 janvier 2018, la Cour d’appel de Bordeaux a ainsi déclaré irrecevable l’action d’un liquidateur en considérant que le préjudice invoqué avait été subi par le débiteur personnellement et non par la collectivité des créanciers.

L’importance du contrat de mandat et des preuves écrites

Dans ce contexte contentieux, l’existence d’un contrat de mandat écrit et précis constitue un élément déterminant pour la défense de l’avocat. Ce contrat permet de définir clairement l’étendue de la mission confiée à l’avocat et les limites de son intervention.

De même, la conservation des échanges écrits avec le client (emails, courriers, notes d’entretien) peut s’avérer cruciale pour démontrer que l’avocat a correctement informé son client des risques encourus et qu’il n’a pas encouragé des comportements préjudiciables aux créanciers.

La jurisprudence récente tend à accorder une importance croissante à ces éléments de preuve écrite. Dans un arrêt du 18 septembre 2020, la Cour d’appel de Versailles a ainsi écarté la responsabilité d’un avocat qui avait pris soin de consigner par écrit ses mises en garde adressées à son client concernant les risques d’une stratégie contentieuse agressive.

Les conséquences pratiques pour les avocats et les liquidateurs

L’évolution de la jurisprudence en matière de responsabilité de l’avocat face au liquidateur judiciaire a des implications concrètes tant pour les avocats que pour les professionnels des procédures collectives.

Pour les avocats, cette jurisprudence implique une vigilance accrue dans l’accompagnement des entreprises en difficulté. Il devient impératif de formaliser systématiquement les conseils prodigués et les mises en garde adressées au client, particulièrement lorsqu’il s’agit d’alerter sur les risques d’aggravation du passif. La tenue rigoureuse des dossiers et la conservation des correspondances avec le client constituent désormais une nécessité pour se prémunir contre d’éventuelles actions en responsabilité.

De plus, les avocats doivent être particulièrement attentifs aux signes avant-coureurs d’une cessation des paiements et ne pas hésiter à recommander formellement à leur client de déclarer celle-ci dans les délais légaux. Un arrêt de la Cour de cassation du 27 juin 2019 a d’ailleurs rappelé que l’avocat qui constate l’état de cessation des paiements de son client doit l’inciter à en faire la déclaration dans le délai de 45 jours.

Enfin, les avocats doivent redoubler de prudence lorsqu’ils conseillent des opérations de restructuration ou des cessions d’actifs à l’approche d’une procédure collective. La jurisprudence tend à considérer avec suspicion les opérations réalisées dans la « période suspecte », et l’avocat qui y prête son concours s’expose à voir sa responsabilité engagée si ces opérations s’avèrent préjudiciables aux créanciers.

Pour les liquidateurs judiciaires, cette jurisprudence offre une voie supplémentaire pour reconstituer l’actif disponible pour les créanciers. Toutefois, l’action contre l’avocat du débiteur reste soumise à des conditions strictes et nécessite une analyse approfondie des faits pour déterminer si une faute caractérisée peut être reprochée à l’avocat.

Les liquidateurs doivent notamment être attentifs à la distinction entre le préjudice subi par le débiteur lui-même et celui subi par la collectivité des créanciers. Seul ce dernier peut justifier une action du liquidateur contre l’avocat du débiteur. Dans un arrêt du 15 novembre 2018, la Cour de cassation a rappelé cette distinction fondamentale en cassant un arrêt qui avait admis l’action d’un liquidateur alors que le préjudice invoqué avait été subi par le débiteur personnellement.

L’impact sur l’assurance responsabilité civile professionnelle des avocats

L’augmentation des actions en responsabilité initiées par les liquidateurs contre les avocats a eu un impact significatif sur les contrats d’assurance responsabilité civile professionnelle des avocats.

Les assureurs ont tendance à augmenter les primes pour les avocats spécialisés en droit des entreprises en difficulté, et certains contrats excluent désormais expressément certains risques liés à l’accompagnement d’entreprises en cessation des paiements.

Cette évolution incite les avocats à redoubler de prudence dans leur pratique et à mettre en place des procédures internes de gestion des risques, notamment en matière de détection des situations de cessation des paiements et de formalisation des conseils prodigués.

Perspectives d’évolution et recommandations pratiques

La question de la responsabilité de l’avocat du débiteur face au liquidateur judiciaire s’inscrit dans une tendance plus large d’extension du périmètre des actions en responsabilité dans le cadre des procédures collectives. Cette tendance soulève des questions fondamentales sur l’équilibre à trouver entre la protection des créanciers et la préservation des droits de la défense.

Plusieurs évolutions jurisprudentielles récentes méritent d’être soulignées. D’abord, la Cour de cassation tend à adopter une approche plus nuancée de la responsabilité de l’avocat, en distinguant plus clairement entre le simple conseil juridique et l’incitation active à commettre des actes préjudiciables aux créanciers. Cette distinction permet de préserver la liberté d’action de l’avocat dans sa mission de conseil tout en sanctionnant les comportements manifestement fautifs.

Ensuite, les tribunaux accordent une importance croissante à la formalisation des conseils prodigués par l’avocat. L’existence de traces écrites des mises en garde adressées au client constitue un élément déterminant pour écarter la responsabilité de l’avocat. Cette évolution incite les avocats à adopter des pratiques professionnelles plus rigoureuses en matière de documentation de leurs échanges avec les clients.

Enfin, la jurisprudence tend à préciser les contours de la notion de préjudice collectif des créanciers, en le distinguant plus nettement du préjudice personnel subi par le débiteur. Cette clarification contribue à mieux délimiter le champ d’action du liquidateur et à sécuriser la position de l’avocat face aux actions en responsabilité.

Sur le plan législatif, plusieurs réformes pourraient être envisagées pour clarifier la responsabilité de l’avocat dans le contexte des procédures collectives. Une modification du Code de commerce pourrait préciser les conditions dans lesquelles la responsabilité de l’avocat peut être recherchée par le liquidateur, en définissant plus clairement la notion de faute et en encadrant les délais d’action.

De même, une réforme du Règlement intérieur national de la profession d’avocat pourrait renforcer les obligations déontologiques des avocats en matière d’accompagnement des entreprises en difficulté, notamment en précisant les diligences attendues face à une situation de cessation des paiements.

Recommandations pratiques pour les avocats

Face à ces évolutions, plusieurs recommandations pratiques peuvent être formulées à l’attention des avocats qui accompagnent des entreprises en difficulté :

  • Formaliser systématiquement les conseils prodigués et les mises en garde adressées au client, notamment concernant l’obligation de déclarer la cessation des paiements
  • Conserver une trace écrite de tous les échanges avec le client, y compris les refus du client de suivre certaines recommandations
  • Établir des contrats de mandat précis définissant clairement l’étendue de la mission et les limites de l’intervention de l’avocat
  • Se tenir informé de la situation financière réelle du client et ne pas hésiter à interroger celui-ci sur sa capacité à faire face à ses dettes exigibles
  • Refuser de prêter son concours à des opérations manifestement destinées à organiser l’insolvabilité du client ou à dissimuler des actifs
  • Vérifier régulièrement l’adéquation de son contrat d’assurance responsabilité civile professionnelle avec les risques spécifiques liés à l’accompagnement d’entreprises en difficulté

Recommandations pratiques pour les liquidateurs

De même, plusieurs recommandations peuvent être adressées aux liquidateurs judiciaires :

  • Analyser rigoureusement les actes de l’avocat du débiteur pour déterminer s’ils constituent des fautes caractérisées susceptibles d’engager sa responsabilité
  • Distinguer clairement le préjudice collectif des créanciers du préjudice personnel du débiteur pour s’assurer de la recevabilité de l’action
  • Évaluer précisément le préjudice subi par la collectivité des créanciers et le lien de causalité avec la faute alléguée de l’avocat
  • Respecter scrupuleusement les règles procédurales, notamment l’obtention de l’autorisation préalable du juge-commissaire
  • Tenir compte du secret professionnel de l’avocat dans la recherche de preuves et la conduite de la procédure

Le face-à-face entre le liquidateur judiciaire et l’avocat du débiteur liquidé illustre la tension permanente entre la protection des créanciers et le respect des droits de la défense. Si la jurisprudence a progressivement clarifié les conditions de la responsabilité de l’avocat, ce domaine continue d’évoluer au gré des décisions judiciaires et des réformes législatives. Pour les praticiens, une connaissance approfondie de ces règles et une vigilance constante dans leur pratique professionnelle constituent les meilleures garanties pour naviguer dans ce terrain juridique complexe.

La confrontation entre liquidateurs et avocats reste un terrain d’affrontement où s’entrechoquent des intérêts légitimes mais contradictoires. L’équilibre trouvé par la jurisprudence, qui sanctionne les comportements manifestement fautifs tout en préservant la liberté d’action de l’avocat dans sa mission de conseil, paraît satisfaisant. Il permet de protéger les créanciers contre les abus tout en garantissant que chaque débiteur puisse bénéficier d’une défense effective, élément fondamental d’un État de droit.