La protection du majeur sous curatelle renforcée : Analyse juridique de l’annulation des actes

Le régime de la curatelle renforcée constitue un dispositif de protection juridique pour les majeurs vulnérables dont les facultés mentales ou corporelles sont altérées. Cette mesure, plus contraignante que la curatelle simple, encadre strictement la capacité juridique du majeur protégé, notamment dans la réalisation d’actes civils. La question de l’annulation des actes conclus par un majeur sous curatelle renforcée représente un enjeu majeur tant pour les praticiens du droit que pour les familles concernées. Entre protection nécessaire et respect de l’autonomie, le législateur a établi un régime spécifique dont les contours méritent une analyse approfondie. Ce texte propose d’examiner les fondements juridiques, les conditions et les effets de l’annulation des actes passés par le majeur sous curatelle renforcée, tout en mettant en lumière les évolutions jurisprudentielles récentes.

Fondements juridiques de la curatelle renforcée et cadre légal de l’incapacité

La curatelle renforcée trouve son fondement juridique dans le Code civil, principalement aux articles 440 et suivants. Ce régime de protection a été substantiellement modifié par la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, puis affiné par la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Ces textes législatifs ont consacré les principes fondamentaux de nécessité, de subsidiarité et de proportionnalité qui gouvernent désormais les mesures de protection.

La curatelle renforcée se distingue de la curatelle simple par un degré d’assistance plus étendu. En effet, selon l’article 472 du Code civil, le curateur perçoit seul les revenus de la personne protégée, assure le règlement des dépenses auprès des tiers et dépose l’excédent sur un compte ouvert au nom de la personne protégée. Cette particularité renforce considérablement le rôle du curateur dans la gestion patrimoniale du majeur protégé.

L’incapacité du majeur sous curatelle renforcée n’est pas générale mais spéciale. Elle se traduit par un régime d’assistance obligatoire pour certains actes, notamment les actes de disposition tels que définis par le décret n°2008-1484 du 22 décembre 2008. Pour ces actes, la signature conjointe du curateur est requise, à peine de nullité. Cette nullité est relative, conformément à l’article 465 du Code civil, et ne peut être invoquée que par la personne protégée ou son curateur.

Évolution historique de la protection des majeurs

La protection des majeurs vulnérables a connu une évolution considérable depuis la loi du 3 janvier 1968 qui a créé les trois régimes de protection que sont la sauvegarde de justice, la curatelle et la tutelle. Cette loi a marqué un tournant en abandonnant l’ancien système d’interdiction judiciaire au profit d’un dispositif plus nuancé et adapté aux différents degrés d’altération des facultés.

La réforme de 2007 a ensuite profondément modernisé ce dispositif en plaçant la personne au centre de sa protection. Elle a consacré les principes de nécessité, de subsidiarité et de proportionnalité, tout en renforçant le contrôle judiciaire des mesures de protection. La loi de 2019 a poursuivi cette dynamique en simplifiant certaines procédures et en renforçant l’autonomie des personnes protégées.

  • Nécessité : la mesure ne peut être ordonnée que si une altération des facultés mentales ou corporelles est médicalement constatée
  • Subsidiarité : la mesure n’est prononcée que si d’autres dispositifs juridiques moins contraignants ne peuvent suffire
  • Proportionnalité : l’étendue de la mesure doit être adaptée au degré d’altération des facultés

Cette évolution législative témoigne d’une prise de conscience croissante des enjeux liés au respect des droits fondamentaux des personnes vulnérables, conformément aux exigences de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées ratifiée par la France en 2010.

Typologie des actes juridiques et régime d’annulation applicable

Le régime d’annulation des actes passés par un majeur sous curatelle renforcée varie selon la nature des actes concernés. Le Code civil opère une distinction fondamentale entre les actes d’administration et les actes de disposition, complétée par une catégorie résiduelle d’actes strictement personnels.

Les actes d’administration sont ceux relevant de la gestion courante du patrimoine, sans engagement important et durable. Pour ces actes, la personne en curatelle renforcée conserve en principe une certaine autonomie. Toutefois, la spécificité de la curatelle renforcée réside dans le fait que le curateur perçoit seul les revenus et règle les dépenses courantes, conformément à l’article 472 du Code civil. Si le majeur protégé réalise seul un acte d’administration pour lequel l’assistance du curateur était requise, cet acte est susceptible d’annulation sur le fondement de l’article 465, 2° du Code civil.

Les actes de disposition, qui engagent le patrimoine de manière durable et substantielle (vente immobilière, placement financier important, etc.), nécessitent systématiquement l’assistance du curateur. L’absence de cette assistance entraîne la nullité de l’acte, qui peut être demandée par le majeur protégé ou son curateur dans un délai de cinq ans, conformément à l’article 1144 du Code civil. Ce délai court à compter du jour où le majeur a eu connaissance de l’acte après la mainlevée de la curatelle, ou à compter de la date de l’acte pour le curateur.

Quant aux actes strictement personnels, définis à l’article 458 du Code civil (déclaration de naissance d’un enfant, reconnaissance, actes de l’autorité parentale, etc.), ils échappent au régime d’assistance et ne peuvent faire l’objet ni d’assistance ni de représentation. Leur régime d’annulation obéit donc au droit commun des nullités.

Cas particulier des actes à titre gratuit

Les donations et autres libéralités font l’objet d’un traitement spécifique. Selon l’article 470 du Code civil, la personne en curatelle peut, avec l’assistance de son curateur, faire des donations. Cependant, elle ne peut faire seule son testament qu’après avoir reçu l’autorisation du juge des contentieux de la protection ou du conseil de famille.

La jurisprudence a précisé les contours de ce régime. Dans un arrêt du 6 novembre 2013, la première chambre civile de la Cour de cassation a ainsi jugé qu’une donation consentie par un majeur sous curatelle sans l’assistance de son curateur était nulle, nonobstant l’absence de préjudice. Cette solution illustre la rigueur avec laquelle les tribunaux appliquent les règles protectrices en matière d’actes à titre gratuit.

  • Donations : nécessitent l’assistance du curateur à peine de nullité
  • Testament : peut être rédigé seul mais uniquement après autorisation judiciaire
  • Contrat de mariage : requiert l’assistance du curateur et l’autorisation du juge ou du conseil de famille

Cette typologie des actes et des régimes d’annulation correspondants témoigne de la recherche d’un équilibre entre protection de la personne vulnérable et respect de son autonomie, principe directeur de la réforme de 2007.

Conditions procédurales de l’annulation des actes juridiques

L’annulation d’un acte conclu par un majeur sous curatelle renforcée obéit à des règles procédurales strictes dont la méconnaissance peut compromettre l’action. Ces conditions concernent tant les personnes habilitées à agir que les délais à respecter et les juridictions compétentes.

En matière de qualité à agir, l’article 465 du Code civil dispose que l’action en nullité relative peut être exercée par la personne protégée elle-même ou par son curateur. Cette restriction des titulaires de l’action vise à préserver l’autonomie du majeur protégé tout en garantissant la défense de ses intérêts. Les tiers contractants ne peuvent donc pas invoquer l’incapacité du majeur protégé pour se délier de leurs engagements, conformément à la règle classique selon laquelle « nul ne peut se prévaloir de l’incapacité d’autrui ».

Concernant le délai d’action, l’article 1144 du Code civil prévoit un délai de prescription de cinq ans. Ce délai court, pour le majeur protégé, à compter du jour où il a eu connaissance de l’acte après la mainlevée de la mesure de protection. Pour le curateur, le délai court à compter de la conclusion de l’acte. Cette différence de point de départ s’explique par la volonté de ne pas faire courir le délai contre une personne qui n’a pas pleinement conscience de ses droits en raison de sa vulnérabilité.

La compétence juridictionnelle pour connaître des actions en nullité des actes passés par un majeur sous curatelle renforcée appartient au juge des contentieux de la protection, en vertu de l’article L. 213-4-3 du Code de l’organisation judiciaire. Cette compétence spécialisée, issue de la réforme de 2019, témoigne de la volonté du législateur de confier le contentieux des majeurs protégés à un magistrat rompu aux spécificités de cette matière.

Formalisme et charge de la preuve

L’action en nullité n’est soumise à aucun formalisme particulier, mais elle doit nécessairement être exercée par voie d’assignation devant le juge compétent. La charge de la preuve repose sur celui qui invoque la nullité, conformément à l’article 1353 du Code civil.

Dans un arrêt du 20 octobre 2010, la première chambre civile de la Cour de cassation a précisé que celui qui demande l’annulation d’un acte pour défaut d’assistance du curateur doit établir que l’acte litigieux a été conclu postérieurement à la publication de la mesure de protection. Cette exigence protège les tiers de bonne foi qui auraient contracté avec un majeur dont ils ignoraient légitimement l’incapacité.

  • Assignation devant le juge des contentieux de la protection
  • Preuve de l’existence de la mesure de protection au moment de l’acte
  • Preuve de l’absence d’assistance du curateur

La jurisprudence a par ailleurs précisé que le ministère public peut intervenir dans les instances relatives à l’annulation des actes passés par un majeur protégé. Cette intervention, prévue par l’article 425 du Code de procédure civile, peut se faire soit par voie d’avis, soit par voie d’action lorsque l’ordre public est en jeu.

Effets juridiques de l’annulation et sort des actes annulés

L’annulation d’un acte conclu par un majeur sous curatelle renforcée entraîne des conséquences juridiques importantes tant pour la personne protégée que pour les tiers contractants. Ces effets varient selon la nature de la nullité prononcée et les circonstances de l’espèce.

Le principe fondamental en matière d’annulation est celui de la rétroactivité. Conformément à l’article 1178 du Code civil, l’acte annulé est censé n’avoir jamais existé. Cette fiction juridique conduit à une restitution réciproque des prestations échangées. Ainsi, le majeur sous curatelle renforcée doit restituer ce qu’il a reçu en exécution de l’acte annulé, et le cocontractant doit faire de même. Cette obligation de restitution s’effectue en nature ou, si cela est impossible, par équivalent, selon les règles posées par les articles 1352 à 1352-9 du Code civil.

Toutefois, la jurisprudence a apporté des tempéraments à ce principe de restitution intégrale. Dans un arrêt du 28 octobre 2015, la première chambre civile de la Cour de cassation a ainsi jugé que le juge peut moduler l’étendue de la restitution due par le majeur protégé en fonction de l’utilité que la prestation a représentée pour lui. Cette solution, inspirée par un souci d’équité, évite que l’annulation ne se retourne contre les intérêts de la personne qu’elle est censée protéger.

Par ailleurs, l’annulation d’un acte peut entraîner la responsabilité civile du majeur sous curatelle renforcée à l’égard du cocontractant de bonne foi qui a pu ignorer l’existence de la mesure de protection. Cette responsabilité, fondée sur l’article 1240 du Code civil, suppose toutefois que le cocontractant démontre une faute de la personne protégée, ce qui peut être le cas lorsqu’elle a dissimulé sa situation juridique.

La confirmation et la régularisation des actes annulables

Un acte passé par un majeur sous curatelle renforcée sans l’assistance de son curateur peut être confirmé ultérieurement, conformément à l’article 1182 du Code civil. Cette confirmation peut émaner soit du majeur protégé après la mainlevée de la mesure, soit de son curateur pendant la durée de la mesure. Elle suppose une manifestation de volonté non équivoque et fait obstacle à toute action en nullité ultérieure.

La jurisprudence admet par ailleurs la possibilité d’une régularisation des actes annulables. Dans un arrêt du 6 janvier 2010, la première chambre civile de la Cour de cassation a ainsi considéré que l’intervention a posteriori du curateur pour approuver un acte initialement conclu par le majeur seul pouvait valoir régularisation et faire obstacle à l’annulation.

  • Rétroactivité de l’annulation et restitutions réciproques
  • Possibilité de confirmation expresse par le majeur après mainlevée
  • Régularisation possible par l’intervention a posteriori du curateur

Cette souplesse jurisprudentielle témoigne d’un souci de sécurité juridique et d’une volonté de ne pas systématiquement remettre en cause des actes qui, bien qu’irréguliers dans leur formation, peuvent s’avérer conformes aux intérêts du majeur protégé.

Perspectives d’évolution et enjeux pratiques de la protection du majeur vulnérable

Le régime de l’annulation des actes conclus par un majeur sous curatelle renforcée s’inscrit dans un contexte d’évolution constante du droit des personnes protégées. Plusieurs tendances se dessinent, qui pourraient influencer l’avenir de cette matière et sa mise en œuvre pratique.

La première tendance concerne le renforcement de l’autonomie des personnes protégées. Depuis la réforme de 2007, le législateur français a manifesté une volonté croissante de préserver la capacité juridique des personnes vulnérables, conformément aux exigences de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées. Cette orientation pourrait conduire à une interprétation plus restrictive des cas d’annulation, privilégiant la validation des actes dès lors qu’ils ne causent pas de préjudice manifeste à la personne protégée.

Une deuxième évolution notable concerne l’émergence de mesures alternatives à la curatelle renforcée. Le mandat de protection future, créé par la loi de 2007, et l’habilitation familiale, instituée par l’ordonnance du 15 octobre 2015, offrent des dispositifs plus souples et moins stigmatisants que les mesures judiciaires traditionnelles. Ces alternatives pourraient, à terme, réduire le contentieux de l’annulation des actes en permettant une organisation anticipée et personnalisée de la protection.

Enfin, la numérisation croissante des échanges juridiques soulève des questions inédites quant à la protection des majeurs vulnérables. La conclusion d’actes juridiques en ligne, sans vérification préalable de la capacité des parties, accroît les risques d’engagements pris par des majeurs protégés sans l’assistance requise. Ce phénomène pourrait nécessiter l’adaptation des règles actuelles d’annulation ou la création de dispositifs techniques de vérification automatisée de la capacité.

Recommandations pratiques pour les professionnels

Face à ces évolutions, plusieurs recommandations peuvent être formulées à l’attention des professionnels du droit et des curateurs.

Pour les notaires et autres rédacteurs d’actes, la vigilance doit être accrue dans la vérification de la capacité des parties. La consultation systématique du Répertoire Civil avant toute conclusion d’acte important constitue une précaution indispensable. De même, la mention expresse de la présence et de l’assistance du curateur dans l’acte permet de prévenir tout risque d’annulation ultérieure.

Pour les curateurs professionnels ou familiaux, une information claire du majeur protégé sur l’étendue de sa capacité juridique est essentielle. Cette pédagogie peut réduire les situations où le majeur tente de contourner la mesure en concluant seul des actes pour lesquels l’assistance est requise. Par ailleurs, une réactivité accrue dans le traitement des demandes d’assistance formulées par le majeur protégé peut éviter que celui-ci, par impatience ou incompréhension, ne passe outre l’obligation d’assistance.

  • Vérification systématique de la capacité juridique des contractants
  • Information claire du majeur protégé sur les actes nécessitant une assistance
  • Documentation précise des processus décisionnels pour prévenir les contestations

Ces bonnes pratiques, associées à une veille jurisprudentielle régulière, permettent de sécuriser tant les droits du majeur protégé que la position des professionnels intervenant à ses côtés ou contractant avec lui. Elles s’inscrivent dans une approche équilibrée de la protection, respectueuse de l’autonomie de la personne tout en garantissant la sécurité de ses engagements juridiques.