La CJUE face au dilemme : protection de la concurrence versus données personnelles

L’équilibre entre les pouvoirs d’investigation des autorités de concurrence et la protection des données personnelles constitue un enjeu majeur du droit européen actuel. La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) se trouve régulièrement confrontée à cette tension fondamentale, devant arbitrer entre deux impératifs : garantir l’efficacité des enquêtes antitrust et préserver les droits fondamentaux des individus et des entreprises. Au fil de ses arrêts, la CJUE dessine les contours d’une jurisprudence nuancée qui tente d’harmoniser ces exigences apparemment contradictoires, dans un contexte où l’économie numérique rend cette question plus pressante que jamais.

L’évolution du cadre juridique européen : entre puissance d’enquête et protection des données

Le cadre juridique européen relatif aux enquêtes de concurrence s’est progressivement construit autour du règlement 1/2003 qui confère à la Commission européenne des pouvoirs d’investigation étendus. Ces prérogatives lui permettent notamment de demander des informations, d’auditionner des personnes et de procéder à des inspections dans les locaux des entreprises suspectées de pratiques anticoncurrentielles. Parallèlement, l’adoption du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) en 2016, entré en vigueur en 2018, a considérablement renforcé les droits des personnes physiques quant au traitement de leurs données personnelles.

Cette dualité normative a créé une zone de friction juridique. D’un côté, les autorités de concurrence ont besoin d’accéder à un volume croissant de données pour détecter et sanctionner les comportements anticoncurrentiels. De l’autre, les entreprises et les individus peuvent légitimement invoquer la protection de leurs données personnelles pour limiter l’étendue des investigations. La CJUE s’est retrouvée au cœur de ce débat, devant déterminer jusqu’où peuvent aller les autorités de concurrence dans leurs enquêtes sans porter une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux.

L’arrêt Deutsche Bahn de 2015 avait déjà posé les jalons d’une réflexion sur les limites des pouvoirs d’inspection, en considérant que la Commission ne pouvait pas utiliser une décision d’inspection pour rechercher des preuves concernant des infractions autres que celles visées initialement. Cette jurisprudence a été renforcée par l’arrêt Orange en 2016, qui a précisé les conditions dans lesquelles les communications entre avocats et clients pouvaient être protégées lors des inspections.

Avec l’entrée en vigueur du RGPD, la question s’est complexifiée. Les autorités de concurrence doivent désormais justifier que leur traitement de données personnelles répond aux exigences de nécessité et de proportionnalité prévues par l’article 6 du RGPD. Elles doivent également respecter les droits des personnes concernées, notamment le droit d’accès, de rectification et d’effacement des données.

Les arrêts fondateurs : quand la CJUE dessine les contours du compromis

Plusieurs décisions majeures de la CJUE ont contribué à clarifier l’articulation entre enquêtes de concurrence et protection des données personnelles. L’arrêt Facebook Ireland contre Bundeskartellamt de 2020 représente un tournant décisif. Dans cette affaire, l’autorité allemande de la concurrence avait sanctionné Facebook pour abus de position dominante, considérant que sa politique de collecte de données constituait une infraction au droit de la concurrence. La CJUE a validé cette approche, reconnaissant que le non-respect des règles de protection des données pouvait, dans certaines circonstances, caractériser un abus de position dominante.

Cette décision a établi un pont entre le droit de la concurrence et celui de la protection des données, ouvrant la voie à une approche plus intégrée. Elle confirme que les autorités de concurrence peuvent prendre en compte le respect du RGPD dans leur analyse concurrentielle, sans pour autant se substituer aux autorités de protection des données.

L’arrêt H&M de 2021 a apporté des précisions supplémentaires sur la collecte de données personnelles lors des enquêtes. La Cour y a rappelé que toute collecte devait respecter les principes de minimisation des données et de limitation des finalités. Les autorités de concurrence ne peuvent donc recueillir que les informations strictement nécessaires à leurs investigations et doivent clairement informer les personnes concernées de l’utilisation qui sera faite de leurs données.

Plus récemment, l’affaire Google Shopping a permis à la CJUE d’affiner sa position concernant l’utilisation des données massives comme avantage concurrentiel. La Cour a reconnu que l’accumulation de données personnelles pouvait constituer un facteur de domination du marché, tout en soulignant que leur traitement devait respecter le RGPD.

La jurisprudence récente : vers un équilibre plus fin

Les dernières années ont vu émerger une jurisprudence plus nuancée, cherchant à établir un équilibre délicat entre les impératifs de l’enquête concurrentielle et la protection des données personnelles. L’arrêt Schrems II, bien que ne portant pas directement sur le droit de la concurrence, a eu des répercussions importantes en invalidant le Privacy Shield qui encadrait les transferts de données vers les États-Unis. Cette décision a contraint les autorités de concurrence à revoir leurs pratiques concernant l’échange d’informations avec leurs homologues américains.

  • Limitation du périmètre des données collectées lors des inspections
  • Obligation de justifier la nécessité de chaque catégorie de données demandée
  • Mise en place de garanties procédurales renforcées
  • Droit de recours effectif contre les mesures d’investigation
  • Respect strict de la confidentialité des données non pertinentes

Les défis pratiques pour les autorités de concurrence face au RGPD

Les autorités de concurrence européennes, au premier rang desquelles la Direction Générale de la Concurrence (DG COMP) de la Commission européenne, font face à des défis pratiques considérables pour concilier l’efficacité de leurs enquêtes avec le respect du RGPD. La mise en œuvre des principes dégagés par la jurisprudence de la CJUE nécessite une adaptation profonde de leurs méthodes de travail et de leurs procédures internes.

Le premier défi concerne la collecte des preuves numériques. Les autorités doivent désormais mettre en place des protocoles spécifiques pour garantir que seules les données strictement nécessaires à l’enquête sont collectées et conservées. Cette exigence de minimisation peut s’avérer particulièrement complexe dans les affaires impliquant des plateformes numériques ou des entreprises dont le modèle économique repose sur l’exploitation massive de données.

La DG COMP a ainsi dû développer des outils informatiques permettant de filtrer les données lors des inspections, afin d’exclure les informations non pertinentes ou protégées par le secret professionnel. Ces outils doivent également permettre de tracer précisément l’utilisation faite des données collectées, pour répondre aux exigences de transparence du RGPD.

Un second défi majeur concerne la conservation des données. Conformément au principe de limitation de la durée de conservation prévu par le RGPD, les autorités ne peuvent plus conserver indéfiniment les informations recueillies lors de leurs enquêtes. Elles doivent définir des durées de conservation proportionnées à la finalité du traitement, tout en tenant compte des délais de prescription applicables aux infractions au droit de la concurrence.

La Commission européenne a ainsi adopté en 2019 une politique de conservation des données qui prévoit différentes durées selon la nature des informations et l’issue de l’enquête. Par exemple, les données personnelles collectées dans le cadre d’une enquête n’ayant pas abouti à une sanction doivent être anonymisées ou supprimées plus rapidement que celles relatives à une affaire ayant donné lieu à une décision de condamnation.

L’adaptation des procédures d’enquête

Face à ces contraintes, les autorités de concurrence ont dû adapter leurs procédures d’enquête. La Commission européenne a notamment révisé ses lignes directrices concernant les inspections sur place, afin d’y intégrer les exigences du RGPD. Ces nouvelles procédures prévoient notamment :

  • L’information préalable des entreprises sur leurs droits en matière de protection des données
  • La présence d’un délégué à la protection des données lors des inspections
  • La mise en place de procédures de contestation des saisies de données personnelles
  • L’établissement de procès-verbaux détaillant précisément les données collectées
  • La mise sous scellés des données potentiellement protégées jusqu’à vérification de leur pertinence

Ces adaptations représentent un coût significatif pour les autorités, tant en termes financiers qu’en termes de ressources humaines. Elles nécessitent également une formation approfondie des enquêteurs aux enjeux de la protection des données, afin qu’ils puissent anticiper et résoudre les difficultés susceptibles de se présenter lors des investigations.

Les stratégies de défense des entreprises : entre coopération et protection des données

Face à l’évolution du cadre juridique, les entreprises ont développé des stratégies de défense sophistiquées lorsqu’elles font l’objet d’enquêtes de concurrence. Ces stratégies s’articulent autour de deux axes principaux : la contestation de la proportionnalité des mesures d’investigation et l’invocation du RGPD comme bouclier contre certaines demandes d’information.

La contestation de la proportionnalité des mesures d’investigation constitue souvent la première ligne de défense. Les entreprises peuvent désormais s’appuyer sur la jurisprudence de la CJUE pour contester l’étendue des demandes d’information ou des inspections. Elles argumentent fréquemment que les autorités de concurrence sollicitent des données dont la pertinence pour l’enquête n’est pas établie, ou dont le volume est disproportionné par rapport aux besoins de l’investigation.

Cette stratégie a connu un certain succès dans plusieurs affaires récentes. Dans l’affaire Qualcomm, le Tribunal de l’Union européenne a partiellement annulé une demande d’information de la Commission, considérant que certaines questions portaient sur des données sans lien direct avec l’objet de l’enquête. De même, dans l’affaire Credit Agricole, le Tribunal a jugé que la Commission avait excédé ses pouvoirs en demandant des informations relatives à une période antérieure à celle visée par l’enquête.

Le second axe de défense consiste à invoquer directement les obligations découlant du RGPD. Les entreprises peuvent notamment faire valoir qu’elles ne peuvent pas transmettre certaines données personnelles sans violer les principes de finalité, de minimisation ou de base légale du traitement. Cette stratégie est particulièrement efficace lorsque les données demandées concernent des tiers (clients, fournisseurs, employés) qui n’ont pas consenti à leur utilisation dans le cadre d’une enquête de concurrence.

L’équilibre entre coopération et protection des données

Les entreprises doivent toutefois trouver un équilibre délicat entre la défense de leurs droits et l’obligation de coopérer avec les autorités de concurrence. Une obstruction systématique aux investigations peut en effet être interprétée comme un manque de coopération, susceptible d’aggraver les sanctions en cas d’infraction avérée.

Pour naviguer dans cette complexité, de nombreuses entreprises ont mis en place des protocoles spécifiques de réponse aux enquêtes de concurrence. Ces protocoles prévoient généralement :

  • La constitution d’une équipe pluridisciplinaire incluant juristes concurrence, spécialistes RGPD et responsables informatiques
  • L’élaboration d’une cartographie des données permettant d’identifier rapidement celles qui peuvent être communiquées
  • La mise en place de procédures de vérification avant toute transmission de données
  • La négociation avec les autorités sur le périmètre exact des informations demandées
  • La documentation systématique des échanges avec les autorités

Les cabinets d’avocats spécialisés ont développé une expertise spécifique sur ces questions, conseillant les entreprises sur la meilleure façon de concilier leurs obligations en matière de concurrence et de protection des données. Cette expertise devient particulièrement précieuse dans les enquêtes transnationales, où plusieurs régimes juridiques peuvent s’appliquer simultanément.

Perspectives d’évolution : vers une harmonisation des régimes juridiques?

L’articulation entre enquêtes de concurrence et protection des données personnelles continuera d’évoluer dans les prochaines années, sous l’influence de plusieurs facteurs. Le premier est l’accélération de la numérisation de l’économie, qui rend les données personnelles toujours plus centrales dans l’analyse concurrentielle. Le second est l’émergence de nouvelles législations sectorielles, comme le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), qui introduisent des règles spécifiques pour les plateformes numériques.

Le DMA, en particulier, prévoit des obligations renforcées pour les « contrôleurs d’accès » (gatekeepers) en matière de partage de données et d’interopérabilité. Ces obligations soulèvent des questions inédites concernant la protection des données des utilisateurs. La CJUE sera probablement amenée à préciser comment ces nouvelles exigences s’articulent avec le RGPD.

Par ailleurs, la Commission européenne travaille actuellement à une révision du règlement 1/2003 sur la mise en œuvre des règles de concurrence. Cette révision pourrait être l’occasion d’intégrer explicitement les exigences de protection des données dans les procédures d’enquête, clarifiant ainsi le cadre juridique applicable.

Au niveau international, les divergences d’approche entre l’Union européenne et d’autres juridictions, notamment les États-Unis, posent des défis particuliers. Alors que l’UE a adopté une approche stricte en matière de protection des données, les autorités américaines disposent généralement de pouvoirs d’investigation plus étendus. Cette situation peut créer des tensions dans les enquêtes impliquant des entreprises présentes sur les deux marchés.

Vers une spécialisation des juridictions?

Face à la complexité croissante des questions à l’intersection du droit de la concurrence et de la protection des données, certains experts plaident pour une spécialisation accrue des juridictions. Cette spécialisation pourrait prendre la forme de chambres dédiées au sein des tribunaux existants, ou de procédures de coopération renforcée entre la CJUE et les autorités nationales de protection des données.

Une telle évolution permettrait de développer une expertise spécifique sur ces questions hybrides et d’assurer une plus grande cohérence jurisprudentielle. Elle faciliterait également la prise en compte des spécificités techniques liées au traitement des données numériques, qui requièrent souvent des connaissances pointues.

  • Création de chambres spécialisées au sein du Tribunal de l’Union européenne
  • Développement de mécanismes de consultation entre autorités de concurrence et de protection des données
  • Formation spécifique des juges aux enjeux numériques
  • Élaboration de lignes directrices communes par la Commission et le Comité européen de la protection des données
  • Mise en place d’un observatoire des pratiques nationales pour favoriser l’harmonisation

Dans l’attente de ces évolutions institutionnelles, c’est la jurisprudence de la CJUE qui continuera de jouer un rôle central dans la définition de l’équilibre entre efficacité des enquêtes de concurrence et respect des droits fondamentaux à la protection des données personnelles.

La tension entre les pouvoirs d’enquête des autorités de concurrence et la protection des données personnelles représente l’un des défis majeurs du droit européen contemporain. À travers sa jurisprudence, la CJUE a progressivement dessiné les contours d’un équilibre délicat, reconnaissant la légitimité des investigations tout en imposant des garde-fous destinés à protéger les droits fondamentaux. Cette approche nuancée traduit la volonté de préserver l’efficacité du droit de la concurrence sans sacrifier les principes fondamentaux qui sous-tendent le RGPD. Dans ce domaine en constante évolution, les prochaines années verront sans doute émerger de nouvelles solutions juridiques et techniques pour répondre aux défis posés par l’économie numérique.